Vladimir Maïakovski - Le Nuage en pantalon
Lorsqu’il achève Le Nuage en pantalon en 1915, Vladimir Maïakovski
vient d’avoir 23 ans. Il se trouve au cœur de l’art moderne naissant,
intimement lié à l’entreprise futuriste. Pour précision, le Futurisme
est un courant né de l’Expressionnisme et qui donnera plus tard le
Dadaïsme. Tourné vers l’Homme urbain et la machine, le Futurisme prône
la violence comme mode de vie, la machine et la vitesse étant des
leitmotivs. C’est d’ailleurs Maïakovski qui créera le terme de «
futuriste » pendant une discussion sur l’art. Révolutionnaire engagé,
Maïakovski adoptera dans un premier temps le régime soviétique avant de
faire des satires sur le pouvoir politique. Il se suicide à 30 ans,
déçu par l’amour et le Communisme.
Ce long poème « tétraptique »
(texte en quatre parties, c’est le sous-titre) fut d’abord intitulé Le
Treizième apôtre (« Moi qui chante la machine et l’Angleterre / je suis
peut-être en même temps, / dans l’Évangile le plus ordinaire / le
treizième apôtre, tout simplement. ») mais la censure tzarine le voulut
autrement. Le Nuage en pantalon (« voulez-vous / que je sois
impeccablement tendre, / un nuage en pantalon au lieu d’un homme
charnel. ») est né d’un dépit amoureux. Maïakovski en dira lui-même : «
Je le considère comme le catéchisme de l’art moderne : À bas votre
amour, à bas votre art, à bas votre société, à bas votre religion – ce
sont les quatre cris des quatre parties. » C’est le début de la partie
concernant l’art que je vous propose en lecture.
[Chantez ma gloire !
Je ne suis pas de ceux qu’on qualifie de grands.
Sur tout ce qui s’est fait
j’écris le mot nihil.
Je ne veux
plus jamais
rien lire de ma vie.
Les livres ?
Je m’en fiche, des livres !
Autrefois je croyais
que les livres se font ainsi :
arrive le poète,
ouvre la bouche sans effort,
et le simplet inspiré se met aussitôt à chanter
– ce n’est pas plus difficile !
Alors qu’en fait,
avant qu’on ne commence son chant,
on erre longtemps, les pieds couverts d’ampoules,
et la carpe stupide de l’imagination
patauge mollement dans la vase du cœur.
Tandis que l’on concocte, graillonnant quelques rimes,
Dieu sait quelle soupe de rossignols et d’amours,
la rue se tord, atteinte de dislinguisme
– elle n’a rien pour crier ou tenir des discours.
Pris d’orgueil, nous érigeons derechef
les tours babyloniennes des cités,
mais Dieu, lui,
en mélangeant les verbes,
jette bas nos villes sur les champs labourés.
La rue trimbalait sa torture en silence.
Son cri restait planté dans sa glotte comme une arête.
Coincés en travers de sa gorge, se hérissaient
les carrioles osseuses et les taxis1 replets.
Les piétons aplatirent sa poitrine comme une crêpe
– Plus plate que celle d’un phtisique.
La ville a bouclé la route par ses ténèbres.
Et lorsque
– quand même !
– refoulant le parvis qui écrasait sa gorge,
la rue éructa la cohue sur la place,
je me dis :
c’est Dieu,
dans le chœur des archanges
qui, courroucé, va brandir sa menace !
Mais la rue s’accroupit et se mit à brailler :
« Allons bâffrer ! »
On grime pour la ville les Krupp et les
sous-Krupp,
gommant leur belliqueux froncement,
tandis que dans sa bouche,
les cadavres des mots morts pourrissent,
n’en laissant que deux, enflés et vivants
– « salaud »
et un autre,
peut-être « choucroute ».
Les poètes,
détrempés par leurs sanglotis et leurs pleurs,
s’enfuient loin de la rue en s’arrachant la crinière :
« Comment chanter avec deux mots pareils
la jeune fille,
l’amour pur
et la rosée des fleurs ? »
Et après les poètes,
arrivent par milliers
étudiants,
entrepreneurs,
prostituées.
Messieurs !
Stop !
Vous n’êtes pas des mendiants,
comment pouvez-vous ainsi quémander !
Nous, les costauds,
aux pas de colosse,
ne les écoutons pas, arrachons-les
– ceux
– les suppléments gratuits des journaux
– qui se collent à chaque lit à deux places !
Est-ce à nous
de les prier humblement :
«Aidez-nous ! »
en attendant l’aumône d’un oratorio ou
d’un hymne
– nous
qui sommes les créateurs d’un hymne incandescent
– le fracas du laboratoire et de l’usine ?]
Pourquoi j’aime ? Premièrement, sûrement, parce que cela fait partie d’un mouvement que j’aime dès le départ. Pas forcement le mouvement futuriste russe. Le mouvement littéraire en général au xxeme siècle. Ensuite, parce que, Maïakovski, c’est un grand déballage de sueur et de sang, de haine, de désespoir et de volonté. Trotski a dit : « Ce n’est plus la révolution qui lutte, mais l’athlète Maïakovski qui lutte dans l’arène des mots et qui parfois accomplit des miracles, mais qui parfois aussi soulève des haltères vides. » Beaucoup de fatras, en effet, souvent inutile. C’est très à la mode d’être révolutionnaire, de vouloir changer la face du monde et de parler crûment et violemment de nos haines. C’est chouette d’être rebelle ! (Voyez la starac’.) Oui. Mais enfin je sais pas, ça me plaît, au risque d’être à la mode. Ça me parle, dans le fond comme dans la forme. Révolutionnaire, oui, juste surtout. Défiant l’art avec orgueil, nous mettant devant des généralités avec une violence nouvelle, il nous secoue. Ça me fait bouillonner les tripes de plaisir, ça me fait réfléchir et en même temps me rassure car il est proche de moi, de mon ressenti de l’art. Il cogne un grand coup dans des portes vides, mais il le fait avec beauté, force et lyrisme.
Pour référence :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Vladimir_Mayakovski
http://fr.wikipedia.org/wiki/Futurisme