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Approximativement
4 mars 2005

La putain d'Argos

Je suis la putain d'Argos, dit-elle à présent, toute fière, comme si elle citait l'un de ses meilleurs titres de noblesse. Puis elle garde le silence. Soudain, une musique nous parvient qui ne semble pas provenir d'un lieu déterminé mais se trouver partout. C'est une musique faite de trompettes, de chœurs, de lamentations et de chants. Je regarde à l'horizon, là où le sable devient rocailleux. Une armée immense fonce sur nous. Elle la découvre aussi et agite les bras. L'armée avance, dans la position d'une phalange guerrière. Les soldats défilent en tunique courte qui leur arrive au-dessus du genou. Ils sont jeunes pour la plupart et encore agrandis par leurs casques et leurs boucliers. Je m'écarte un peu. Je l'observe tandis qu'elle rectifie sa coiffure, se peint les lèvres et s'essaie à divers styles de sourire. Enfin, elle soulève sa robe et dévoile une cuisse. Les premiers guerriers passent devant moi sans m'accorder un regard, pour aller vers elle. Voici Ascagne, Iémelon, Ajax, Télamon, Antimaque, Pisandre, Agamemnon, Ménélas, Biénor, Odysseus le divin ; tous les guerriers, Danaens et Troyens, avancent en rangs serrés dans le plus grand désordre. C'est Achille qui, le premier, parvient jusqu'à elle. En poussant un hurlement, il ôte son casque superbe. Après lui surgit Nestor qui, d'un geste altier, se dépouille de sa tunique et de ses sandales dorées. Le défilé continue. Dorycle, de lignage jupitérien, Pandoque, Lysandre, Pyrase et Pylartès sont déjà à ses côtés, hors d'haleine, exhibant leurs organes virils. Le magnanime Odysseus au regard farouche se frotte les cuisses. Le reste de la troupe arrive enfin. Les valeureux Troyens, les extraordinaires Achéens, sont déjà rassemblés autour d'elle. Ménélas le tourmenté, capitaine d'une armée, s'approche d'elle, tout en sueur et tente de la prendre par le bras. Rieuse, elle se dérobe et se met à danser, effleurant de ses cuisses Agamemnon, roi des hommes, qui jette son sceptre, se dépouille de son bouclier et la regarde, en extase. Elle continue de danser, bien que la musique ait cessé et qu'on n'entende plus que le halètement des soldats. Une pénétrante odeur de transpiration inonde la plage. Déiphobe, entièrement nu, vient essayer de l'enlacer. Elle lui caresse légèrement le sexe et continue de danser. Un groupe de guerriers troyens tourne autour d'elle, tandis que les fils de Thésée et de Pirithoüs, forts comme des tigres, mesurent leurs membres et désignent la fille aux bras de neige, qui touche de la pointe du pied les organes virils tout enflammés des garçons, puis se met à courir, pourchassée par la troupe. En bordure de la plage elle s'arrête, entrouvre sa robe et rit. L'armée, excitée, l'encercle de nouveau. Les Achéens aux cuirasses de bronze lui font face ; les Troyens aux boucliers étincelants prennent place derrière elle. Le fier Antiloque sort des rangs et, saisissant son membre à deux mains, va vers elle. Elle l'attend, impassible. Quand le danger devient imminent, elle effleure de ses doigts fins les formes impressionnantes du jeune homme, pousse un cri distingué et se sauve. Dans un vacarme de boucliers, de heaumes, de casques et de carquois qui s'éparpillent, les soldats l'encerclent encore une fois. Priam le débonnaire, père de cinq enfants, tente désespérément de se frayer un passage, son vieux sexe dressé, parmi la jeune troupe qui ne lui prête pas attention. Le roi Priam se répand en insultes tout en frottant ses parties viriles. Thésée et Pirithoüs l'imitent sur-le-champ. Le divin Agénor appelle son jeune serviteur et lui ordonne de baiser son membre. Thersite lui-même, le plus laid des guerriers qui combattirent à Troie, extirpe son énorme phallus et le frotte avec tant de fureur que son sang teinte le sable… De nouveau, elle danse. Quelques-uns baisent ses empreintes, d'autres, qui défaillent, roulent à terre où ils sont écrasés par ceux qui, comme des chevaux fougueux, bondissent, enfiévrés. Cependant Ménélas, possédé par les Furies, essaie de la saisir mais Hector, dompteur d'hommes, lui assène un tel coup dans le dos, de son phallus turgescent, que l'Atride hurle d'épouvante et tombe à genoux. Le timide Patrocle regarde à la dérobée Achille qui, sans avoir ôté sa tunique, donne des signes d'excitation. Le jeune homme verse des larmes silencieuses tandis que l'homme aux pieds légers l'embroche ; enfin, les soldats achéens, comme une meute de chiens, se jettent sur elle, la fille aux yeux d'éphèbe ; en même temps, les Troyens, échauffés, essaient à leur tour de la posséder. Mais la maîtresse des drogues magiques bondit, alors les deux troupes s'affrontent. La bataille commence… Le splendide Diomède frappe et trucide de son puissant phallus le jeune fils d'Eurydamas, habile cavalier. Ensuite, par des attaques victorieuses, il achève Thymbrée, Thoon et Déiopitès. Cependant Odysseus, dont la prudence égale celle de Zeus, frotte son membre jusqu'à lui conférer des proportions redoutables et en transperce la poitrine de Demolon, fils bâtard du roi Priam et d'Alastrim, dans sa gloire juvénile. Déicoon tue Périphétès ; Ayante, Dorycle ; Euryale, Drèse. Antiphos met à mort Abdéros… Poussière, massacre, sang, la bataille fait rage, toujours plus inextricable et atroce. Les Troyens secouent leurs membres en sueur ; les Achéens excités brandissent les leurs, eux aussi couleur de bronze, moites. Patrocle est quasiment transpercé par le jeune Péiros, fils d'Imbrasos, lequel vient de se faire tuer par Achille qui a déchargé sa formidable verge sur la tête du jeune guerrier. Entre-temps, Agénor, en faisant virevolter une seule fois son membre en érection, tue cinq capitaines de Lycie. L'Atride Agamemnon emboutit son phallus dans le torse du jeune Antiphos et dans celui de Sarpédon, au regard désespéré. Alcibiade enfonce son membre embrasé dans le front d'Ascagne, caudillo des Phrygiens ; à son tour, il vient à bout d'Ésope et de Pégase. L'imposant Orsilochos, aux cuisses divines, crible méthodiquement de son pénis rose douze jeunes Troyens, dont il extrait le foie et les poumons ; ensuite, en maniant furieusement son phallus, il se rue sur le vieux Priam qui, en cherchant refuge, bute par accident sur Achille, qui l'embroche aussi de son instrument doré. Le débonnaire Priam, à l'article de la mort, saute sur le membre en érection du demi-dieu grec, prend son élan à partir de sa surface luisante et s'élance, comme d'un tremplin, sur les guerriers alliés qui font cercle pour le recevoir… Hector, enragé par l'infortune que son père a subie, transperce six caudillos danaens aux belles joues. Les deux Ajax, de leurs membres agiles, repartent à l'assaut et jettent à terre Pylas, Orménos, Memnon et Oreste. Pisandre, à la faveur d'un moment d'inattention d'Achille, tente de pénétrer, de sa verge pointue, le talon du héros mais ce dernier, abandonnant ses proies, l'empoigne par les hanches et le cogne contre son propre membre aux proportions terrifiantes… Le vacarme du combat est tel qu'on ne peut plus distinguer les formes ni les voix. On n'entend plus qu'un hurlement uniforme, un halètement enfiévré ; on ne voit plus qu'un amas gigantesque dont tous les engrenages se tordent et où se détachent, comme d'infatigables piques, les raides phallus de bronze. Ils tressautent, oscillent, cognent, perforent, éclaboussent, rebondissent, plongent et émergent, s'écroulent vaincus puis, avec des mouvements cadencés, se redressent… Ainsi se poursuit le combat ; les morts pullulent, au point que toute la plage est jonchée de crânes défoncés, de viscères, de têtes et de membres tranchés. Je tourne mes regards vers elle, la femme aux bras de neige et je la vois, à l'écart, en train de contempler, fascinée… Quand il s'avère qu'aucun de ces hommes n'aura la vie sauve, on entend au loin un vague son de trompette, à une distance telle que même s'il retentit depuis longtemps, je ne le perçois que maintenant… À l'horizon, un vaisseau aux voiles gonflées apparaît. Il approche. Par moments, la vision des corps mutilés voltigeant dans les airs, embrochés, s'interpose. Mais voici la musique. Le vaisseau aussi est tout près. Il atteint le littoral. Un jeune homme débarque. Il donne un certain ordre à l'embarcation qui le suit de près, tandis qu'il avance vers nous à pied. Il est vêtu d'une superbe tunique courte qui met en valeur ses jambes et ses bras nus ; ses cheveux lui tombent sur le front et les épaules. Hélène s'élance vers lui, qui marche, indifférent, vers le lieu où se déroule la mêlée chaotique. Elle s'obstine, tourne autour de lui, l'arrête, crie à grand renfort de gestes impudiques. Mais il va son chemin. Ses pieds, chaussés de somptueuses sandales, foulent le sable d'un pas viril. Quant à elle, convoitée par les dieux, elle baise ses empreintes ; elle se relève en se palpant le corps, se dépouille enfin de sa courte robe puis, nue, elle s'interpose. Mais le favori d'Aphrodite avance d'un pas assuré. Alors, au désespoir, elle s'agenouille et tente de caresser les plis de sa tunique resplendissante. Le dompteur de chevaux l'écarte pour aller vers les combats. Le premier à le découvrir, c'est Achille ; s'étant arrêté, il laisse sa victime à demi-transpercée. À son tour, Agamemnon extrait son membre de la poitrine de son adversaire et reste en contemplation devant celui que les déesses se disputent. Les deux Ajax interrompent leur lutte pour admirer avec excitation le dompteur de chevaux. Le vieux Priam abandonne le combat, exalté par la présence de son fils ; quant à son adversaire, le rusé Odysseus, il ne tire pas profit de la circonstance pour éliminer le Roi. Tous deux se tiennent cois et scrutent l'homme faussement accusé de rapt. Le roi Ménélas, le roi Idoménée, Hector, l'orgueilleux Antiloque, tous les soldats grecs, beaux comme des dieux, et les Troyens aux cuirasses de bronze et aux jambes superbes, se tiennent cois ; tous les regards se tournent vers le mâle divin qui passe auprès d'eux. L'adolescent Patrocle, à la poitrine couverte d'écume, est le premier à le suivre. Bientôt le rejoignent le vaillant Adamas, homme de grande taille, Arcesilas, caudillo des Béotiens, Ajax fils de Télamon, Hector fils de Priam, Lycophron, d'un âge chenu. Toute l'armée grecque ; les plus sublimes des Achéens et des Troyens l'escortent, lui qui vit pour aimer. Hélène, au désespoir, affronte le cortège. Nue, elle exécute une danse d'une impudeur extrême. Mais nul ne lui prête attention. Cependant elle s'obstine, se jette aux pieds d'un quelconque guerrier et exige à grands cris d'être possédée, alors les soldats l'écartent violemment et l'insultent : « mauvaise femme », « fléau destructeur », « opprobre de la grande Héliade », « sorcière », « pute effrontée », et mille autres offenses, avant de la chasser à coups de pied… Maintenant, celui que les déesses convoitent marche le long de la grève. Les deux armées, qui n'en font plus qu'une, l'escortent. Le dompteur de chevaux arrive au bord de la mer. Les armées en sueur, ardentes, font halte aussi à courte distance. Il se tourne vers elles et d'un geste ferme et gracieux, il lisse les plis de sa tunique. Il continue d'avancer. Achille vient plus près de Patrocle ; Démophon et Thésée entourent l'orgueilleux Antiloque, qui tâte avec dévotion le membre de Diomède fils de Tydée. Ménélas, cher à Arès, se glisse parmi de jeunes Troyens valeureux et excités. Ainsi va le cortège. Le vieux Priam, sur le point de défaillir, court à grandes enjambées, en s'appuyant parfois sur le phallus en érection de son fils Hector le dompteur d'hommes qui, tout aussi ardent, le fixe avec égarement. Maintenant, le favori des déesses siffle. L'embarcation arrive. Il saute. Lentement, elle s'éloigne. Encore une fois, une trompette retentit au loin. Les vaillants guerriers, toujours plus unis, s'élancent dans la mer. Ils vont vers le large tout en échangeant des caresses prolongées et barbares qui, parfois, s'achèvent en une hécatombe multiple de spasmes. Bras, jambes, têtes et phallus, tantôt engloutis, tantôt surnageant, s'agitent et sombrent derrière le divin ; cela évoque un navire insolite dont les membres d'équipage, étroitement entravés, constituent la quille, la poupe, le pont, le vaisseau entier qui, ne pouvant plus s'arrêter, s'arc-boute et chavire à l'horizon… On n'entend plus la trompette, le point s'éloigne et disparaît. Assise sur un rocher, elle sanglote. Je vais la rejoindre, sur le sable. Elle n'a pas dû me remarquer et ses larmes coulent toujours. Elle me regarde enfin et semble me reconnaître. Suis-je la putain d'Argos ? me demande-t-elle avec un geste vers la mer à présent désertée. Puis elle éclate de rire. Elle devient bientôt aussi minuscule qu'un œuf de colombe. Je le prends, non sans effroi ; je le tiens au creux de ma main. Puis je vais le jeter dans la mer.

Reinaldo Arenas, Encore une fois la mer

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Commentaires
Z
NAN MAIS CA VA PAS ??? :D
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